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      La vigne de Rissagou. 
      (dernière partie de la 
      nouvelle parue dans le numéro 3 de septembre 1882)  « …vers le 
      milieu de 1875, le bruit se répandit à La Tour et au Mas-Blanc que le 
      phylloxera était à Lodève. Les habitants des deux hameaux n’ignoraient pas 
      le nom du fléau, ils savaient qu’il ravageait le Gard ; tantôt un 
      voyageur, tantôt un autre, leur avait appris, en passant, que les 
      vignobles de Nîmes, de Langlade, de Lunel, se mouraient ; seulement, que 
      leur importaient Nîmes, Langlade, Lunel, le Gard tout entier ? Un mal qui 
      ne les atteignait pas ne devait pas les intéresser ; peut-être même, 
      voyant le prix du vin croître chaque saison, s’en étaient-ils réjouis 
      secrètement ! Lodève, au contraire, se trouve à peine à deux heures de 
      leurs terres. Deux lieues ! En une nuit, dit-on, le phylloxera les 
      franchit.L’inquiétude commence à prendre quelques vignerons. Le soir, sur le pas de 
      leurs portes, le dimanche sous le porche de l’église, ils se communiquent 
      leurs craintes, échangeant des doléances plaintives, entamant d’idiotes 
      dissertations, déjà prêts à courber la tête sans résistance. Deux ou 
      trois, plus résolus, se rendent à Lodève. Ils reviennent, content ce 
      qu’ils ont vu et entendu : « Les vignes atteintes présentent des feuilles 
      jaunes tachetées de roux, leurs grappes se dessèchent aussitôt poussées ; 
      il faut immédiatement les arracher et brûler les souches ; le phylloxera, 
      affirme le pharmacien, est un tout petit insecte qui s’attache aux 
      racines, et qu’on ne peut apercevoir qu’avec de gros verres. » Les 
      vieillards du village écoutent le récit des conteurs d’un air de doute. 
      Qu’est-ce que cet insecte inconnu ? D’où viendrait-il ? Comment le 
      pharmacien, qui n’est jamais sorti de sa boutique, connaîtrait-il la 
      vigne ? Parmi eux, Rissagou se montre le plus incrédule. L’isolement de 
      son champ et la vigueur de ses ceps lui donnaient une confiance 
      particulière. Comme aux alentours aucune feuille ne changeait de couleur, 
      peu à peu on se rassure. L’inquiétude disparaît. Et personne ne s’avise de 
      s’enquérir de moyens préventifs. Cependant, le printemps suivant, le 
      phylloxera frappe Lunas, assis au bord de l’Orb, à six ou sept kilomètres 
      en amont, et de là gagne, de proche en proche, les villages qui confinent 
      à la rivière : Caunas, Saint-Sixt, Frangouille, Boubals, Véreilhes. Au 
      mois de mai 1877, il apparaît à l’extrémité de la plaine de La Tour, et 
      quelques semaines suffisent pour que la plaine entière jaunisse.
 Alors la peur saisit Rissagou. Il passe un été d’angoisses. Du plateau, 
      qu’il ne quittait que la nuit, on voyait distinctement les vignes de la 
      vallée. Le désolant spectacle qu’elles offraient, avec leurs longues 
      lignes de souches, dont les branches, l’une après l’autre dénudées, 
      rampaient, noires, à travers les sillons, il l’avait perpétuellement sous 
      les yeux, comme une menace sinistre. Quand il s’en détournait pour 
      reporter ses regards sur son champ, il tremblait, craignant d’y rencontrer 
      même aspect. Si le vent détachait, ça et là, une feuille d’un des ceps, 
      des frissons le parcouraient. Et chaque jour, ses terreurs se 
      renouvelaient.
 Octobre, pourtant, arriva sans que son bien fût touché. Il obtint une 
      récolte abondante, et recueillit de son vin un bon prix. Une sorte 
      d’apaisement descend en lui. Seulement, cet été l’avait bien usé, 
      maintenant son dos se voûte, des pesanteurs alourdissent ses jambes, ses 
      prunelles ne jettent plus que des lueurs indécises.
 L’année 1878 commence. Dans la plaine, les gens de La Tour déracinent 
      fiévreusement les souches. Des hauteurs, Rissagou assiste à la 
      destruction. De sombres pressentiments l’assaillent de nouveau. Comment 
      éloigner le mal ? Il ne sait pas. Il va chez le curé, demande une messe.
 - Pour le repos de l’âme de votre femme ? interroge le curé.
 - Non, pour mon champ, répond rudement le paysan.
 Par précaution, il ne taille sa vigne que tardivement, après les froids. 
      Fin mars, elle pleure doucement. Bon signe ! Des bourgeons se montrent, se 
      développent, s’allongent en bras. Des folioles pointent, chiffonnées ; 
      elles se déploient, se lustrent, deviennent grandes feuilles tendres. En 
      mai, les fleurs poussent. Rissagou a quelques semaines de joie 
      silencieuse.
 Tout à coup, un matin de juillet, vers quatre heures et demie, le soleil 
      qui se levait à peine n’illuminait que les croupes des collines, de 
      flottantes vapeurs blanches cachaient encore la vallée, de rares appels de 
      perdrix troublaient seuls le silence des sommets, le paysan aperçoit à un 
      cep, sur une feuille, sur deux feuilles, sur trois feuilles, comme un 
      pâlissement du vert. Il se penche, croyant avoir mal vu. C’étaient bien 
      les tâches lépreuses de la terrible peste Il n’avait que trop appris à les 
      connaître ! Son sang s’arrête Pareil à un homme dont la cervelle se serait 
      brusquement vidée, il demeure stupide, ne pensant pas, n’ayant qu’une 
      sensation, celle d’un immense écrasement Combien d’heures ?... Il avait la 
      nuque brûlée lorsqu’il se décida à regagner sa masure. En descendant le 
      sentier, il chancelait à chaque pas, ses pieds refusaient de le porter. De 
      la journée il ne prit que quatre ou cinq châtaignes froides. Jusqu’à la 
      nuit, il se tint accroupi près de son foyer, les coudes sur les genoux, le 
      menton dans les mains, poursuivant sa songerie morne.
 Le lendemain, il remarqua un second cep qui pâlissait, le surlendemain un 
      troisième… Au bout du mois, tout le champ était jaune.
 La première semaine d’août, les grains firent mine de se former, et 
      séchèrent aussitôt. Puis les souches, tour à tour, se dépouillèrent. On 
      eût dit que chacune, en mourant, emportait avec elle une portion de la vie 
      de celui qui les avait plantées. De vingt-quatre heures en vingt-quatre 
      heures il se voûtait, se ridait, se cassait davantage. Le 14, Rissagou, 
      qui s’était traîné péniblement à son champ, vit la dernière feuille tomber 
      du dernier cep. Le phylloxera avait accompli son œuvre. La vigne 
      n’existait plus. Du labeur de tant d’années, il ne subsistait que des amas 
      d’inutiles cailloux.
 Le soir de ce jour-là, le vieux paysan se coucha pour ne plus se relever. 
      Il traîna encore deux soleils.
 Le 17, la Perdigal, en venant prendre ses chèvres, le trouva froid dans 
      son lit. »
 
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