1876... Le phylloxéra touche les vignes de Lunas

  Si nous avons tous entendu parler de la terrible crise qui toucha le vignoble languedocien dans la seconde moitié du XIXème siècle, par contre les documents concernant l’arrivée de ce fléau dans la zone de Lunas restent, à notre connaissance, rares. Nous avons trouvé sur le site de la Bibliothèque Nationale une nouvelle parue dans « La vie artistique » (numéros 1, 2 et 3 de 1882). L’auteur en est Paul HEUSY, pseudonyme d’Alfred Guinotte (1834-1915), docteur en droit de l’université de Liège, avocat, écrivain naturaliste. Il fut durant toute sa vie préoccupé par les questions sociales et la cause des ouvriers. Nous ignorons comment cet écrivain Belge fut amené à écrire cette nouvelle sur notre région qu’il semble, à travers les détails précis de lieux qu’il fournit, bien connaître.

   Voici donc, selon Alfred Guinotte, l'histoire romancée de la progression du phylloxera depuis Lodève à la haute vallée de l'Orb.

 

La vigne de Rissagou.

(dernière partie de la nouvelle parue dans le numéro 3 de septembre 1882)

« …vers le milieu de 1875, le bruit se répandit à La Tour et au Mas-Blanc que le phylloxera était à Lodève. Les habitants des deux hameaux n’ignoraient pas le nom du fléau, ils savaient qu’il ravageait le Gard ; tantôt un voyageur, tantôt un autre, leur avait appris, en passant, que les vignobles de Nîmes, de Langlade, de Lunel, se mouraient ; seulement, que leur importaient Nîmes, Langlade, Lunel, le Gard tout entier ? Un mal qui ne les atteignait pas ne devait pas les intéresser ; peut-être même, voyant le prix du vin croître chaque saison, s’en étaient-ils réjouis secrètement ! Lodève, au contraire, se trouve à peine à deux heures de leurs terres. Deux lieues ! En une nuit, dit-on, le phylloxera les franchit.
L’inquiétude commence à prendre quelques vignerons. Le soir, sur le pas de leurs portes, le dimanche sous le porche de l’église, ils se communiquent leurs craintes, échangeant des doléances plaintives, entamant d’idiotes dissertations, déjà prêts à courber la tête sans résistance. Deux ou trois, plus résolus, se rendent à Lodève. Ils reviennent, content ce qu’ils ont vu et entendu : « Les vignes atteintes présentent des feuilles jaunes tachetées de roux, leurs grappes se dessèchent aussitôt poussées ; il faut immédiatement les arracher et brûler les souches ; le phylloxera, affirme le pharmacien, est un tout petit insecte qui s’attache aux racines, et qu’on ne peut apercevoir qu’avec de gros verres. » Les vieillards du village écoutent le récit des conteurs d’un air de doute. Qu’est-ce que cet insecte inconnu ? D’où viendrait-il ? Comment le pharmacien, qui n’est jamais sorti de sa boutique, connaîtrait-il la vigne ? Parmi eux, Rissagou se montre le plus incrédule. L’isolement de son champ et la vigueur de ses ceps lui donnaient une confiance particulière. Comme aux alentours aucune feuille ne changeait de couleur, peu à peu on se rassure. L’inquiétude disparaît. Et personne ne s’avise de s’enquérir de moyens préventifs. Cependant, le printemps suivant, le phylloxera frappe Lunas, assis au bord de l’Orb, à six ou sept kilomètres en amont, et de là gagne, de proche en proche, les villages qui confinent à la rivière : Caunas, Saint-Sixt, Frangouille, Boubals, Véreilhes. Au mois de mai 1877, il apparaît à l’extrémité de la plaine de La Tour, et quelques semaines suffisent pour que la plaine entière jaunisse.
Alors la peur saisit Rissagou. Il passe un été d’angoisses. Du plateau, qu’il ne quittait que la nuit, on voyait distinctement les vignes de la vallée. Le désolant spectacle qu’elles offraient, avec leurs longues lignes de souches, dont les branches, l’une après l’autre dénudées, rampaient, noires, à travers les sillons, il l’avait perpétuellement sous les yeux, comme une menace sinistre. Quand il s’en détournait pour reporter ses regards sur son champ, il tremblait, craignant d’y rencontrer même aspect. Si le vent détachait, ça et là, une feuille d’un des ceps, des frissons le parcouraient. Et chaque jour, ses terreurs se renouvelaient.
Octobre, pourtant, arriva sans que son bien fût touché. Il obtint une récolte abondante, et recueillit de son vin un bon prix. Une sorte d’apaisement descend en lui. Seulement, cet été l’avait bien usé, maintenant son dos se voûte, des pesanteurs alourdissent ses jambes, ses prunelles ne jettent plus que des lueurs indécises.
L’année 1878 commence. Dans la plaine, les gens de La Tour déracinent fiévreusement les souches. Des hauteurs, Rissagou assiste à la destruction. De sombres pressentiments l’assaillent de nouveau. Comment éloigner le mal ? Il ne sait pas. Il va chez le curé, demande une messe.
- Pour le repos de l’âme de votre femme ? interroge le curé.
- Non, pour mon champ, répond rudement le paysan.
Par précaution, il ne taille sa vigne que tardivement, après les froids. Fin mars, elle pleure doucement. Bon signe ! Des bourgeons se montrent, se développent, s’allongent en bras. Des folioles pointent, chiffonnées ; elles se déploient, se lustrent, deviennent grandes feuilles tendres. En mai, les fleurs poussent. Rissagou a quelques semaines de joie silencieuse.
Tout à coup, un matin de juillet, vers quatre heures et demie, le soleil qui se levait à peine n’illuminait que les croupes des collines, de flottantes vapeurs blanches cachaient encore la vallée, de rares appels de perdrix troublaient seuls le silence des sommets, le paysan aperçoit à un cep, sur une feuille, sur deux feuilles, sur trois feuilles, comme un pâlissement du vert. Il se penche, croyant avoir mal vu. C’étaient bien les tâches lépreuses de la terrible peste Il n’avait que trop appris à les connaître ! Son sang s’arrête Pareil à un homme dont la cervelle se serait brusquement vidée, il demeure stupide, ne pensant pas, n’ayant qu’une sensation, celle d’un immense écrasement Combien d’heures ?... Il avait la nuque brûlée lorsqu’il se décida à regagner sa masure. En descendant le sentier, il chancelait à chaque pas, ses pieds refusaient de le porter. De la journée il ne prit que quatre ou cinq châtaignes froides. Jusqu’à la nuit, il se tint accroupi près de son foyer, les coudes sur les genoux, le menton dans les mains, poursuivant sa songerie morne.
Le lendemain, il remarqua un second cep qui pâlissait, le surlendemain un troisième… Au bout du mois, tout le champ était jaune.
La première semaine d’août, les grains firent mine de se former, et séchèrent aussitôt. Puis les souches, tour à tour, se dépouillèrent. On eût dit que chacune, en mourant, emportait avec elle une portion de la vie de celui qui les avait plantées. De vingt-quatre heures en vingt-quatre heures il se voûtait, se ridait, se cassait davantage. Le 14, Rissagou, qui s’était traîné péniblement à son champ, vit la dernière feuille tomber du dernier cep. Le phylloxera avait accompli son œuvre. La vigne n’existait plus. Du labeur de tant d’années, il ne subsistait que des amas d’inutiles cailloux.
Le soir de ce jour-là, le vieux paysan se coucha pour ne plus se relever. Il traîna encore deux soleils.
Le 17, la Perdigal, en venant prendre ses chèvres, le trouva froid dans son lit. »
 

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J. & L. Osouf

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