Clovis, le buraliste...

    En ce temps là, tous les hommes fumaient, à quelques exceptions près. Les plus vieux roulaient leur cigarette de tabac gris dans une feuille de papier Job qu’ils collaient d’un coup de langue experte. Après avoir tassé simultanément les deux extrémités avec leurs 2 index, et bien arrondi le cylindre de papier, ils portaient à la bouche leur cigarette bricolée tant bien que mal. Puis, ils sortaient de leur poche un briquet à essence qui finissait par s’allumer après plusieurs tentatives. Une grosse flamme fumante embrasait la mèche de ce « chalumeau » patiné par le temps et l’usage répété, pendant que se répandait, dans tout le voisinage, une forte odeur de pétrole. Alors, ils tendaient le cou en penchant la tête pour allumer leur « pétard » à cette mini-torchère, en évitant de se brûler les moustaches, les cils ou les cheveux. Leur visage disparaissait quelques secondes derrière l’épaisse fumée qu’ils produisaient en tirant plusieurs bouffées rapprochées, destinées à embraser complètement ce brûlot de tabac et éviter ainsi qu’il ne s’éteigne.

 

   Les plus jeunes, les actifs, plus modernes et plus pressés, fumaient des gauloises bleues. Pendant le service militaire obligatoire à ce moment là, chaque soldat recevait une cartouche de cigarettes, soit 10 paquets de 20 gauloises tous les mois. Ceux qui ne fumaient pas vendaient leur ration aux gros consommateurs.

   Claude Durand, appelé Clovis, était veuf et sans enfant. Marié tardivement à une vieille demoiselle Delmas (Fauna) comme mon oncle Aimé, il habitait une grande maison dont l’entrée, située sur la rue allant de la place à l’école, faisait face au vieux cimetière qui jouxtait l’église. Clovis fumait du tabac gris qu’il achetait par cartouche. Il avait donc en permanence des paquets d’avance qui permettaient aux imprévoyants de se dépanner. Le système marchait si bien qu’il finit par se laisser convaincre de consolider son stock en le complétant par des gauloises, du papier Job et des allumettes. Un commerce venait de naître à Caunas. Et quel commerce ! Habituellement les magasins sont lumineux, bien éclairés, ajourés, mettent en valeur les produits, attirent le chaland. Chez Clovis c’était tout le contraire. Les volets étaient fermés en permanence, de jour comme de nuit, été comme hiver.

                                               

   Mon père me demandait souvent d’aller lui chercher du tabac chez notre buraliste local. Après avoir franchi la porte donnant sur la rue, il fallait attraper dans le noir la rampe pour monter l’interminable escalier qui conduisait à l’habitation. Il n’y avait pas de lumière dans cet escalier, je n’ai jamais su si c’était par manque d’installation électrique ou à cause d’une lampe grillée jamais remplacée. Arrivé au premier étage, je frappais à la porte, même si elle était entrouverte. Parfois il fallait renouveler la manœuvre, l’âge avait rendu Clovis distrait et dur d’oreille. Quand enfin il me disait : « Entre », je faisais le pas décisif qui me plongeait dans un monde inconnu et inquiétant. La porte franchie, je me trouvais dans une pièce immense plongée dans l’obscurité quasi totale et qui devait être la salle à manger. Sur la gauche, un grand miroir psyché de 3 mètres de hauteur par 2 de large, qu’on devinait fixé au mur, renvoyait des ombres lugubres. L’odeur de renfermé et de moisi mêlée aux effluves de tabac froid renforçait le côté étrange de cette ambiance. Notre buraliste arrivait de sa cuisine, marmonnait un « Qu’est-ce tu veux ? » et se dirigeait en trainant les pieds vers un petit guéridon placé dans un coin de la pièce. Là, il allumait une veilleuse dont la faible clarté réveillait des fantômes qui se promenaient des murs au plafond. Puis il fouillait dans la cartouche entamée pour extraire le paquet de tabac ou de gauloises que je lui demandais. Ses vieux doigts mal habiles chiffonnaient le papier d’emballage, provoquant des crissements qui résonnaient, amplifiés par le volume de cette pièce presque vide. C’était sinistre. « Combien je vous dois ? ». Le son de ma propre voix m’avait fait frissonner. Je tendais à Clovis les pièces correspondant au montant qu’il me réclamait. Les prenant dans sa main, il s’approchait de l’ampoule de la veilleuse pour compter la somme, puis déposait cette monnaie dans une soucoupe qui en contenait déjà. En tombant, les pièces faisaient un cliquetis qui n’était pas sans me rappeler la quête du dimanche à l’église.

   Mon achat terminé, je disais poliment à Clovis : « merci et au revoir », avant de dévaler quatre à quatre l’escalier obscur, pressé de quitter cette atmosphère pesante. Arrivé dans la rue, ébloui par la lumière du jour qui m’arrivait en plein visage, je respirais profondément en ayant l’impression d’avoir fait un long voyage étrange dans l’espace et le temps.
 

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