Paul OLLIER raconte le Pont-d'Orb... (7)

L'industrie locale (2)...

  La distillerie

   La deuxième activité industrielle du quartier a été la société coopérative des vignerons de l’Orb construite en 1928, ayant pour objet « la distillation des marcs, vins et lies et toutes opérations accessoires se rattachant directement ou indirectement à cet objet » (cf. les statuts).
   Le bâtiment a été édifié à l’angle de la route de Caunas, dans des terrains appartenant autrefois à la famille, vendus par ma tante Césarine Rivière épouse Crouzat, sœur de mon grand-père. Il comprenait un immense hangar (pouvant recevoir les marcs des raisins décuvés et pressés après la vinification) et un bâtiment attenant abritant les appareils de distillation : chaudière, trois cuves de chauffe et l’alambic. Les marcs apportés par les sociétaires étaient pesés sur un petit pont bascule pour pouvoir être payés en fin de campagne. Ils étaient consciencieusement tassés pour ne pas fermenter. Lorsque la distillation commençait, ils étaient progressivement chargés dans les cuves cylindriques en cuivre. Ces cuves fermées hermétiquement étaient chauffées par la vapeur de la chaudière. Ces vapeurs passaient dans le serpentin de l’alambic et refroidissaient en donnant l’alcool de marc. Après la distillation des marcs, les sociétaires apportaient leurs lies, leurs fonds de barriques pour être à leur tour distillés : on obtenait l’alcool de vin. Pendant ces opérations, le quartier prenait des odeurs enivrantes... Chaque propriétaire pouvait demander, en franchise de droit de régie, l’équivalent de 1000 degrés d’alcool pour sa consommation familiale : conserve de fruits, fabrication de « pastis » maison, désinfection des plaies, etc.… Ce privilège, transmissible par succession qu’il fallait déclarer au bureau de la Régie sous peine de perte, a été aboli dans les années 1960. Les sous-produits de la distillerie, c’est-à-dire les marcs décuvés, étaient utilisés, en particulier, pour faire des engrais. Les propriétaires de troupeaux de moutons ou de chèvres venaient en chercher gratuitement. Ils les stockaient minutieusement sous forme de piles parallélépipédiques protégées de la pluie par des tôles. Ils s’en servaient, à petites doses, comme aliments du bétail. Une dose trop grande leur faisait tourner la tête.
   L’activité de cette distillerie a été suspendue lors de la création de la cave coopérative qui a fait distiller ses marcs à Saint-André-de-Sangonis. Elle s’est donc poursuivie de 1928 à 1947.

  L'activité artisanale  

   Elle s’est limitée à une scierie de planches par la location, en 1927, de la turbine et du hangar à monsieur Antoine Juponi, pour un loyer mensuel de 500 francs. J’ai peu de souvenirs de cette période, si ce n’est qu’une cour encombrée de billes de bois et de troncs d’arbres. Je n’avais qu’une dizaine d’années.

   Un garagiste, Marc Michel, a succédé au scieur de planches. Il venait tout droit de la région parisienne. Il assurait la réparation et la vente de voitures. Il roulait sur « Panard Levassor ». Père de quatre enfants, il louait à ma grand-mère le premier étage de notre maison, et n’étant pas suffisamment à l’aise dans cet espace, il avait acheté à mon père le terrain situé à l’angle de la route de Lunas et de la route de Caunas où il a fait construire sa propre maison. Le rez-de-chaussée, au niveau de la route, lui servait de magasin de pièces de rechange et de station de distribution d’essence. Son affaire n’a tenu que quelques années, de 1930 à 1936.

    Vint ensuite la période cohabitation dans le même hangar d’un autre scieur et d’un boucher, le premier ayant besoin de la force hydraulique de la turbine, le second de l’eau du canal. Le scieur, monsieur Julien, coupait du bois de chauffage. Il sifflait toute la journée et avait la spécialité de mettre la turbine en route de très bonne heure, réveillant tout le quartier. Il terminait son travail à neuf heures du matin, repartait en sifflant, la veste sur l’épaule! De très grandes quantités de bois de chêne ont été débitées pendant la guerre 39-45 pour servir de combustible aux gazogènes installés sur tous les camions. C’était la conséquence de la pénurie d’essence. Les petits « souquets » étaient stockés sur le chemin supérieur qui conduit à la maison d’habitation de façon à être à portée de chargement des camions. Plus de quatre ont disparu, de nuit, pour garnir les foyers domestiques du quartier ! C’était la guerre ! Le boucher, monsieur Mazet, louait ce bâtiment pour en faire un abattoir. A l’époque la réglementation de ces établissements n’existait pas. Chaque boucher avait son propre local d’abattage et le garde champêtre venait régulièrement marquer d’une encre violette les bêtes jugées bonnes pour la consommation. Toutes les brebis tremblantes abattues et livrées au commerce n’ont pas empoisonné la population ! On ne parlait pas encore de la maladie de la vache folle ! Monsieur Mazet allait chercher ses animaux dans toutes les fermes du Tarn ou de l’Aveyron et les ramenait dans sa camionnette. Il les enfermait dans des loges construites à cet effet au fond de l’abattoir et avait loué le dessous de la terrasse de ma grand-mère pour y mettre les moutons. Au printemps, il s’était spécialisé dans l’abattage des agneaux de lait qu’il expédiait par caisses entières à Paris. Nous avions alors dans le quartier les plaintes atroces de ces pauvres bêtes attachées sur la table de saignée, par paquets de cinq ou six, égorgées au couteau! Personne ne parlait de les piquer au préalable pour qu’elles ne souffrent pas. Nous avions aussi des corridas non programmées lorsqu’un taureau furieux cassait ses liens et se promenait autour de la maison. Que de sang versé dans le Gravezon ! Les truites, le poisson blanc alors très nombreux dans cette rivière s’en régalaient et faisaient le bonheur des braconniers.

   L’économie du quartier s’est limitée à ces activités. Il ne faudrait cependant pas clôturer ce chapitre sans rappeler la présence d’un four à pain jouxtant les fours à chaux. Il doit dater de la même époque. Mon arrière-grand-mère Philomène y faisait, paraît-il, d’excellentes « fouaces ». Il n’a pas été démoli, sa voûte n’est pas effondrée. Resservira-t-il un jour? Le pétrin correspondant existe aussi. Il était placé dans la pièce contiguë aux fours à chaux toujours tempérée par la radiation de leur chaleur. C’était une bonne gloriette où la pâte devait monter facilement.
 

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