Textes de Victor HUGO où il est question d'Hippolyte Charamaule

Histoire d'un crime - tome 1 - (écrit en 1852, publié en 1871)

 

Commencement d'éclairs dans le peuple (4 décembre 1851)

                     " A huit heures, comme Emile de Girardin l'avait promis, nous reçûmes de l'imprimerie de la Presse cinq cents exemplaires du décret de déchéance et de mise hors la loi visant l'arrêt de la Haute Cour et revêtu de toutes nos signatures. C'était un placard deux fois grand comme la main et imprimé sur du papier à épreuves. Ce fut Noël Parfait qui apporta les cinq cents exemplaires, tout humides encore, entre son gilet et sa chemise. Trente représentants se les partagèrent, et nous les envoyâmes sur les boulevards distribuer le décret au peuple.
L'effet de ce décret tombant au milieu de cette foule fut extraordinaire. Quelques cafés étaient restés ouverts çà et là ; on s'arracha les placards, on se pressa aux devantures éclairées, on s'entassa au pied des réverbères ; quelques-uns montaient sur des bornes ou sur des tables et lisaient à haute voix le décret. – C'est cela ! bravo ! disait le peuple. – Les signatures ! les signatures ! criait-on. On lisait les signatures ; à chaque nom populaire, la foule battait des mains.
Charamaule, gai et indigné, parcourait les groupes, distribuant les exemplaires du décret ; sa grande taille, sa parole haute et hardie, le paquet de placards qu'il élevait et agitait au-dessus de sa tête, faisaient tendre vers lui toutes les mains. – Criez à bas Soulouque ! et vous en aurez, disait-il. – Tout cela en présence des soldats. Un sergent de la ligne, apercevant Charamaule, tendit la main, lui aussi, pour avoir une de ces feuilles que Charamaule distribuait. – Sergent, lui dit Charamaule, criez : A bas Soulouque ! – Le sergent hésita un moment, puis répondit : Non ! – Eh bien, reprit Charamaule, criez : Vive Soulouque ! – Cette fois le sergent n'hésita pas, il éleva son sabre et, au milieu des éclats de rire et des applaudissements, il cria résolument : Vive Soulouque ! "

Notre dernière réunion (6 décembre 1851)

  " Nous eûmes cependant encore une réunion. Ce fut le 6, chez le représentant Raymond, place de la Madeleine. Nous nous y rencontrâmes presque tous. Je pus y serrer la main d'Edgar Quinet, de Chauffour, de Clément Dulac, de Bancel, de Versigny, d'Emile Péan, et je retrouvai avec plaisir notre énergique et intègre hôte de la rue Blanche, Coppens, et notre courageux collègue Pons-Tande, que nous avions perdu de vue dans la fumée de la bataille. Des fenêtres de la chambre où nous délibérions, on apercevait la place de la Madeleine et les boulevards militairement envahis et couverts d'une troupe farouche et profonde, rangée en bataille, et qui semblait encore faire front à un combat possible. Charamaule arriva.
   Il tira de son large caban deux pistolets, les posa sur la table, et dit : – Tout est fini. Il n'y a plus de faisable et de sage qu'un coup de tête. Je l'offre. Etes-vous avec moi, Victor Hugo ?
   – Oui, répondis-je.
   Je ne savais ce qu'il allait dire, mais je savais qu'il ne dirait rien que de grand.
   En effet :
   – Nous sommes ici, reprit-il, environ cinquante représentants du peuple, encore debout et assemblés. Nous sommes tout ce qui reste de l'Assemblée Nationale, du suffrage universel, de la loi, du droit. Demain où serons-nous ? Nous ne savons. Dispersés ou morts. L'heure d'aujourd'hui est à nous ; cette heure passée, nous n'avons plus rien que l'ombre. L'occasion est unique. Profitons-en.
Il s'arrêta, nous regarda fixement de son ferme regard, et reprit :
   – Profitons de ce hasard d’être vivants, et d'être ensemble. Le groupe qui est ici, c'est toute la République. Eh bien, toute la République, offrons-la en nos personnes à l'armée, et faisons devant la République reculer l'armée et devant le droit reculer la force. Il faut que dans cette minute suprême un des deux tremble, la force ou le droit ; si le droit ne tremble pas, la force tremblera. Si nous ne tremblons pas, les soldats trembleront. Marchons au crime. Si la loi avance, le crime reculera. Dans tous les cas, nous aurons fait notre devoir. Vivants, nous serons des sauveurs ; morts, nous serons des héros. Voici ce que je propose :
Il se fit un profond silence.
   – Mettons nos écharpes et descendons tous processionnellement, deux par deux, dans la place de la Madeleine. Vous voyez bien ce colonel qui est là devant le grand perron, avec son régiment en bataille. Nous irons à lui, et là, devant ses soldats, je le sommerai de se ranger au devoir, et de rendre à la République son régiment. S'il refuse...

Charamaule prit dans ses deux mains ses deux pistolets.
   – Je lui brûle la cervelle.

   – 
Charamaule, lui dis-je, je serai à côté de vous.
   – Je le savais bien, me dit
Charamaule.
   Il ajouta :
   – Cette explosion réveillera le peuple.
   – Mais, s'écrièrent plusieurs, si elle ne le réveille pas ?
   – Nous mourrons.
   – Je suis avec vous, lui dis-je.
   Nous nous serrâmes la main.
   Mais les objections éclatèrent.
   Personne ne tremblait, mais tous examinaient. Ne serait-ce pas une folie ? Et une folie inutile ? Ne serait-ce pas jouer, sans aucune chance de succès possible, la dernière carte de la République ? Quelle fortune pour Bonaparte ! Ecraser d'un coup tout ce qui restait de résistants et de militants ! En finir une fois pour toutes. On était vaincu, soit, mais fallait-il ajouter l'anéantissement à la défaite ? Aucune chance de succès possible. On ne brûle pas la cervelle à une armée. Faire ce que conseillait
Charamaule, ce serait s'ouvrir la tombe, rien de plus. Ce serait un grand suicide, mais ce serait un suicide. Dans de certains cas, n'être que des héros, c'est de l'égoïsme. On a tout de suite fait, on est illustre, on s'en va dans l'histoire ; c'est commode. On laisse à d'autres derrière soi le rude labeur de la longue protestation, l'inébranlable résistance de l'exil, la vie amère et dure du vaincu qui continue de combattre la victoire. Une certaine patience fait partie de la politique. Savoir attendre la revanche est quelquefois plus difficile que brusquer le dénouement. Il y a deux courages, la bravoure et la persévérance ; le premier est du soldat, le second est du citoyen. Une fin quelconque, même intrépide, ne suffit pas. Se tirer d'affaire par la mort, c'est trop vite fait ; ce qu'il faut, ce qui est malaisé, c'est tirer d'affaire la patrie. Non, disaient de très nobles contradicteurs à Charamaule et à moi, cet Aujourd'hui que vous nous proposez, c'est la suppression de Demain ; prenez garde, il y a une certaine quantité de désertion dans le suicide...
   Le mot «désertion» heurta douloureusement
Charamaule.

   – Soit, dit-il. Je renonce.
   Cette scène fut grande, et Quinet, plus tard, dans l'exil, m'en parlait avec une émotion profonde.
   On se sépara. On ne se revit plus. "

Conduite de la gauche après le Coup d'Etat du 2 décembre 1851

   " La conduite de la gauche républicaine, dans cette grave conjoncture du 2 décembre, fut mémorable....
...Dans les réunions, chacun était comme d'habitude. On eût dit par moments une séance ordinaire dans un des bureaux de l'Assemblée. C'était le calme de tous les jours mêlé à la fermeté des crises suprêmes. Edgar Quinet avait toute sa haute raison, Noël Parfait toute sa vivacité d'esprit, Yvan toute sa pénétration vigoureuse et intelligente, Labrousse toute sa verve. Dans un coin Pierre Lefranc, pamphlétaire et chansonnier, mais pamphlétaire comme Courrier et chansonnier comme Béranger, souriait aux graves et sévères paroles de Dupont de Bussac. Tout ce groupe si brillant des jeunes orateurs de la gauche, Bancel avec sa fougue puissante, Versigny et Victor Chauffour avec leur intrépidité juvénile, Sain avec son sang-froid qui révèle la force, Farconnet avec sa voix douce et son inspiration énergique, se prodiguaient pour la résistance au Coup d'Etat, tantôt dans les délibérations, tantôt parmi le peuple, prouvant que pour être orateur il faut avoir toutes les qualités de combat. De Flotte, infatigable, était toujours prêt à parcourir tout Paris. Xavier Durieu était brave, Dulac intrépide, Charamaule téméraire. Citoyens et paladins. Du courage, qui eût osé n'en pas avoir parmi tous ces hommes dont pas un ne tremblait ? Barbes incultes, habits défaits, cheveux en désordre, visages pâles, fierté dans tous les yeux. "

Dans " La Légende des Siècles "

" ...Nul ne sait ici bas quel homme est Charamaule

Humble et fort, il n’est pas plus connu que le Pôle

Nord. Ses prénoms, Victor, Hippolyte, Mellon

Ma bouche d’ombre a dit Mellon, non pas melon…

Son style était boulet, sa parole calibre

Le Calibre poussait le boulet..

Un jour le Bonaparte fit

Son coup. Et Charamaule eut ce mot: «  Il suffit,

Nous protestons.. »

Les temps ont fini. L’Empire est mort et Charamaule

Vit. Il est vieux, mais fier, l’esprit sain et l’épaule

Solide.

Olympie voudrait que l'on donnât

à l'ami Charamaule un fauteuil au Sénat."

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